Le parfum des jeudis


 Ils avaient une bonne odeur les jeudis. Des jours tout pleins où on n'avait rien à faire. Les parents travaillaient. Papa, instituteur, après avoir corrigé les cahiers et préparé les leçons, profitait pour jardiner ou bricoler. La maison était emplie de vide qui ne faisait pas de bruit. De temps en temps un bruit familier me rassurait.
C'est alors que de la chambre, je transbahutais à course de petites jambes le lot de nounours et de poupées. Allers-retours dans le couloir désert avec provision de livres, et hop sur les deux fauteuils de velours vert du salon et hop, sur le canapé de velours, aussi, mais mordoré. Trop beau, avec des franges qu'on se serait cru dans un château.
On s'installait, je faisais la lecture aux peluches, elles s'ennuyaient. 
Noé. C'était le déluge. Robinson.
La mer montait dans le salon. Sauver mon petit monde, il fallait que je sauve mon petit monde. J'allais dans la salle de bain prendre trois ceintures de peignoirs. Me dépêcher, l'eau montait jusqu'à mi-mollet. J'accrochais les fauteuils au canapé, les radeaux étaient solidaires, on ne pouvait pas se perdre. Les poupées avaient peur, les poupées pleuraient. Les rassurer en chantant des chansons. 
 
"Malbrough s'en va-t-en guerre
Mironton, mironton, mirontaine
Malbrough s'en va-t-en guerre
Ne sait quand reviendra.
Ne sait quand reviendra
Ne sait qu'en reviendra ... ". 
 
Allez, tous en chœur ! 
 
 Enfin, on flottait, on tanguait dans les remous. Jeter une amarre sur la cheminée pour ne pas dériver trop loin.
Un des livres de la collection rose devint transistor. Je captais des nouvelles, la terre était entièrement submergée, je lançais des S.O.S., on était des survivants, quelques-uns dans le monde, dans des armoires  en Inde, sur des lits flottants en Amérique et dans des frigos au Japon. On flottait. Je pleurais un peu, mais en cachette pour ne pas affoler les peluches. Qu'étaient devenus Papa, Maman et Petite Sœur ?  Les retrouver devint une priorité. 
Mon doudou gris eut très faim. Forcément, il était quatre heures. Je n'avais pas pensé à prendre des provisions, des médicaments, des couvertures. J'ai serré mon doudou pour lui dire adieu, c'était émouvant. Il fallait que je nage jusqu'à la cuisine, la salle de bain et la chambre pour rapporter tout ce dont nous avions besoin pour survivre. 
J'ai sauté du canapé, je faisais de la brasse, c'était très dur les courants dans le couloir. Blop, salle de bain, des bandes Velpeau, des pansements et du parfum de maman parce que ça sent bon une maman, la chambre et ma couverture bleue, la cuisine, bloup, j'ai failli couler, l'eau était très froide, je pris des barres de chocolat Delespaul, du pain, une part de pain d'chien, une bouteille de lait. C'était lourd, je n'arriverais jamais à nager jusqu'au salon pensais-je. J'ai plongé en apnée, je me dirigeais à tâtons, je prenais appui sur les murs pour donner de l'élan, j'avais des pattes comme une grenouille ...
Ouf ,le canapé, je n'avais plus d'air, je me suis hissée à bout de force, les nounours applaudirent et les poupées sautèrent de joie. On a fait une tente avec la couverture pour manger dessous, l'éléphant s'est cassé une patte, je lui ai fait un beau bandage et une piqûre magique. 
La canapé voguait . 
 
Sur ces entrefaites,  Jim Hawkins me glissa à l'oreille : "« En admettant que j’aie ici dans ma poche un indice capable de nous guider vers le lieu où Flint a enterré son trésor, croyez-vous que ce trésor serait considérable ? » 
Voyage, voyage.
Nous nous sommes assoupis. 
 
Et puis, soudain, des pas dans les escaliers ... 
"Mais qu'est-ce que c'est que ce bazar ! Allez ma Poulette, tu ramènes tout à sa place, tout de suite, maman va bientôt rentrer, et tu mets ton pyjama, il est l'heure ! "
Fin du déluge.
Il était bien ce jeudi-là.
Il sentait la mer.
Jeu d'enfant.
Premier phare pour rêver le monde.  
 
 
Papa, lorsque tu m'offris le Petit Prince, tu me dis de ne jamais m'en séparer. Tu vois, il est toujours auprès de moi .
 
***  

"- Les gens ont des étoiles qui ne sont pas les mêmes.
Pour les uns, qui voyagent, les étoiles sont des guides.
Pour d'autres elles ne sont rien que de petites lumières. 
Pour ceux, qui sont savants elles sont des problèmes.
Pour mon businessman, elles étaient de l'or.
Mais toutes ces étoiles-là, elles se taisent.
Toi, tu auras des étoiles comme personne n'en a ...
- Que veux-tu dire ? 
-Quand tu regarderas le ciel la nuit, puisque j'habiterai dans l'une d'elles, puisque je rirai dans l'une d'elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles. Tu auras, toi, des étoiles qui savent rire ! " 

Antoine de Saint-Exupéry
-Le Petit Prince-


Commentaires

  1. moi aussi j'ai le livre du Petit Prince
    un très beau billet
    bon dimanche Véronique

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  2. Est on capable d'aimer nos congénères si on n'aime pas lire le "Petit Prince" ? J'ai reçu en cadeau "A la rencontre du petit prince" (édition Gallimard - "Musée des Arts décoratifs, ") .....la lecture devrait te plaire. J'aime bien tes souvenirs des jeudis, ils m'ont replongée dans un passé si plaisant. Nostalgie.
    Je ne sais dans quelle région tu te trouves mais, sache qu'à Paris se tient une exposition : https://expo.paris/exposition/le-petit-prince-l-odyssee-immersive-atelier-des-lumieres

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  3. Come il est précieux ce livre, il nous a fait rêver tellement ...
    Je comprends pourquoi à présent tu sais si bien racconter les histoires, ma Véronique , avec tant de saveur... Moi je me souviens de peu de choses de ma petite enfance...
    De Dame Tortue ou bien de Cloclo mon pantin irrésistible en carton-pâte...
    Je me serais bien fait gronder si j'avais déménagé tant de choses (!) par mes parents ou par mes deux soeurs, plus grandes et surtout plus raisonnables !!
    Déjà on m'avait débusqué une planche de sauterelles au dessus de mon lit "bibus" sur lequel je grimpais pour m'accrocher sur l'armoire dans le creux de laquelle je les dissimulais, avec d'autres trésors comme des cailloux, des plantes et un bocal avec des tétards ! Cela avait fait un scandale !
    Plein de bisous

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  4. J'adore ta page, que de souvenirs et de jeux d'enfant avec une imagination débordante!... Super, on s'y croirait... Quant au Petit Prince, il est toujours avec moi... Chaque année j'en lisais des extraits , j'ai créé des spectacles à partir du livre et de quelques chansons du disque " un enfant dans les sables" https://www.discogs.com/fr/release/10356923-Les-Octaves-Un-Enfant-Dans-Les-Sables
    Une de mes préférés "Une étoile qui rit" https://www.youtube.com/watch?v=Hc6bUaMNTRI.... Encore merci pour ta page...

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  5. Non, mais quelle aventure!
    Décrite par le menu, privé de dessert, aujourd'hui, j'ai encore faim d'aventures.
    Et tout ton petit monde à sauver, l'arche de ta vie.
    Nos jeudis étaient assez fabuleux.
    Et la fiction qu'on ne trouvait pas dans les jeux électroniques,
    on la trouvait dans nos pensées, l'Intelligence Naturelle de l'époque.
    Moi, je me mettais sur la mezzanine, et plaçais le balais entre les barreaux.
    Et de mes mains souples, je tpurnais le manche .... à balais.
    Attention au décollage, Saint Ex m'avait donné des leçons de pilotage.
    Pilotage de soi même, savoir faire, et pas peur de survoler l'eau de mer.
    Attention à ma gourmette, précieux cadeau de mes grands parents paternels.
    Je l'ai retrouvée dans un tiroir, incomplète, le fermoir avait lâché.
    Je vais me copier ton texte, dans ma rue brique jolis mots à retenir. Parfois c'est un mot isolé, là, toute une aventure.
    Et à toi, arrière petite fille de Noé, peut être, je souhaite une belle chasse aux œufs le dimanche qui vient. Chasse à partager, enfants, petits enfants, et autres trésors de ta vie. Je cotise un peu à la SNSM, pour te sauver d'un déluge inévitable ....
    Bises de circonstance. ✅ Yann
    J'aime bien déposer ce ✅ en fin de com. Mais je n'ai pas encore trouvé le raccourci clavier pour l'inclure dans un com. Faut que je l'écrive sur une page WORD, et ensuite je copie. alt appuyé, et en même temps 9989.

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  6. L'enfance est un monde merveilleux, peuplé d'histoires extraordinaires. On crée, on invente, tout devient possible......Le monde des adultes est bien différent !

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  7. Bonsoir Véronique, je n'ai pas connu ces jeudis-là, dans mon pays on avait le mercredi après-midi ;-) tu a su bien peupler ces jeudis sans école, de livres et d'imaginaire en supplément, j'admire cet écrit du jour... le Petit Prince, on devrait tous l'avoir lu un jour... merci, bises jill

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  8. Bonsoir Véro
    En te lisant, curieusement j'ai pensé à un texte que j'avais écrit il y a très longtemps sur mon 1 er blog au sujet de ma poupée Anita , mais c'est surtout à mon père que j'aimais tant, et qu'il me tardait qu'il revienne
    L’usine au loin battait le temps
    Papa, silhouette d’acier
    Je me l'imaginais
    au seuil de la porte il me laissait
    un vide
    un écho dans les murs
    Alors je tissais mes mondes
    D'enfant de réfugiés
    à l’abri d’un meuble
    dans les plis d’un rideau
    Au grenier mon royaume.
    Les histoires devenaient
    mon refuge
    Ma poupée Anita
    Mon amie en jouet
    Mon père faisait la sieste après avoir mangé
    Dans le coin de la table , sa tête enfouie dans ses mains
    Après nous allions au jardin
    C'était mon bonheur
    Et aujourd’hui encore
    je tends l’oreille
    aux murmures de cette enfant
    qui n’était jamais tout à fait seule.
    Bonne soirée Véro

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  9. Quelle merveilleuse histoire d'un jeudi où tout devenait possible, à l'intérieur de la maison ou en courant les prés, en pataugeant dans les eaux claires des ruisseaux, en créant un autre monde bien à nous en ce jour d'évasion !
    Une empreinte indélébile tissée et si présente qu'elle fortifie chaque instant de vie qui nous y replonge.
    Le petit prince est toujours là, il nous raconte tant de la vie des hommes, et comme lui j'aime regarder les étoiles et penser à ceux qui se sont posés là.
    Je te souhaite une belle journée, je t'embrasse.

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  10. Ah les jeudis de notre enfance, je pense que personne ne les a oubiés .. c'était une époque où l'on pouvait encore se permettre de rêver comme dans ce très beau texte ... Chacun et chacune pourrait écrire un livre sur ce passé que nul ne peut retrouver en cette époque si perturbée où tout va trop vite et le laisse plus place à l'imaginaire ...
    Le Petit Prince faisait parti de notre petit monde d'antan et lui au moins sera toujours d'actualité pour ceux qui aime la lecture et l'évasion.
    Merci Véro pour cette page enchanteresse et douce fin de soirée parmi les tiens !
    Bisosu du coeur de chez nous ! Nicole

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  11. J'ai pensé aussi à ce poème d'Arthur Rimbaud

    Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
    Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
    Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
    Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

    Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
    Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
    Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
    Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

    Arthur Rimbaud, mars 1870.

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    1. très bon we de Pâques ♥️

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    2. ce n'était que moi .....seule au monde ...moche de moche

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  12. Bonsoir Véronique,

    Ce "parfum des jeudis", est un parfum éternel, telle la rose du "petit prince" de Saint Exupéry. Il est unique. Il parfume nos souvenirs d'enfance à jamais et au delà de ce monde terrestre. Tout comme toi, ce parfum fait parti de mon enfance, de ma mère qui comme une conteuse nous narrait les histoires avec son talent imaginaire, sa passion pour les contes et qui m'a donné cette imagination fertile, ma soif de lire, d'apprendre et de voyager.
    "Lire, ce n'est pas un état d'esprit, c'est un état d'espoir. Une génération qui lit est une génération qui pense, réfléchit, questionne le monde, doute, écoute, veut comprendre, est prête à changer d'avis, respecte les différences, montre de l'empathie et de la sensibilité".
    -Aurélie Valognes.
    Aujourd'hui, beaucoup d'enfants n'ont pas cette chance, d'avoir eu une maman ou un papa qui les faisait lire, mais surtout leur disait de croire en leurs rêves. Aujourd'hui, tout passe par la tablette, le téléphone ou l'ordinateur. Je ne dis pas que cela est néfaste, mais la lecture d'un livre, l'ouvrir, sentir ses pages, le respirer, est pour moi essentiel. J'ai besoin de toucher un livre, de "rentrer en communion" avec lui, son âme.
    Je constate que nous avions, les mêmes lectures Véronique et les mêmes jeux d'enfance. Avec une de mes sœurs, tardivement le soir, avec nos lampes de poche, sous les draps, nous partions vers des rivages lointains, en nos livres ouverts.

    J'aime beaucoup ce livre : "Le petit Prince" de Saint Exupéry. Il est le côté candide et rêveur de l'enfance. C'est le parcours d'un enfant, d'une âme, pure qui découvre le monde, sa noirceur, et que sa précieuse rose est unique.
    "Comment apprivoiser l'autre ?", comment se constitue le don de soi, les échanges ? "On ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel est invisible avec les yeux".
    Tu m'as emporté dans ton tourbillon à remonter le temps, vers l'Amour, toujours, avec ta vision si poétique et l'éclat de tes mots exprimés.
    C'est un cadeau précieux que tu nous fait.
    Un acte d'Amour. Je le reçois sur le coeur et l'âme.
    Gratitude.
    Je reprends le gouvernail de mon navire et je vogue sur les flots de l'océan, à la recherche du "vrai parfum authentique", de ma rose éternelle. J'y croiserai sûrement "La Belle et la Bête" et sa rose éternelle.

    Ma rose d'amitié Véronique, je te souhaite de très belles fêtes de Pâques, dans l'Amour et la Paix.
    Je t'embrasse avec toute mon affection.
    Corinne

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  13. très beau billet Véronique
    bonne soirée, muxu

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  14. gros bisous et bonne soirée ...merci pour tout ...il pleut en Alsace

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  15. très sympa ces compositions
    merci pour César
    bonne soirée, muxu

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  16. il va faire chaud parait-il ...mais ne sais trop où....moyennant une bouillotte oui toujours en cours actuellement...bon mardi et merci pour tout !!!!!!!!!!!!

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  17. Je te souhaite un bon 1 er mai pour demain
    Bonne soirée Véronique

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